"Tree for Two" conçu par Alain Combes Présentation Confrontations... le
mime-comédien fait éclater des rapports humains aux origines de nos mythes : le
couple Adam et Eve, Abraham aux chênes de Mamré, Abraham qui doit entraîner son
fils dans la pire aventure qui soit... Le spectacle est un "midrash",
un texte en développement, bondissant dans l'humour, dans l'acuité d'un regard
critique sur nous-même. Ces récits fondateurs deviennent le miroir de nos
relations de toujours, de nos failles et de nos émerveillements, car dans le
prolongement de ces textes, il y a les petites et les grandes choses de notre
existence. Le couple, entre fusion et déchirure; l'aventure de la vie dans le
"ron-ron" du quotidien. Observons d'abord cet
arbre entre Eve et Adam, ce lieu
pour se cacher, se protéger, ce lieu qui devient un enjeu, un révélateur. Lui - C'était étrange
cette attirance pour ce végétal immobile, un peu idiot avec ses branches
tordues. Sa surface n'était même pas douce, rien à voir avec une peau d'homme :
de l'écorce partout avec en plus des fourmis qui courent tout le long. Que lui
trouvait-elle ? (…) Elle – Manger ce fuit…
voilà qui introduirait un peu de piquant à cette vie. Je me sentais seule,
d'ailleurs Adam ressemblait de plus en plus à un arbre : immobile et sans
couleur, alors que l'arbre, le vrai, frémissait de toutes ses feuilles,
enchantait l'œil et faisait même de la musique en s'agitant dans le vent. J'ai résisté quelques
instants, puis j'ai tendu la main pour le prendre… La situation est drôle et
piquante, et nous ne sommes pas dans une histoire d'un autre temps, mais dans
un aujourd'hui qui se répète. Observons ensuite ces
chênes près desquels Abraham
installe ses tentes, autour desquels sa vie semble tourner et se diluer Et tourne la vie comme autour d'un piquet,
jamais trop vite, jamais trop loin…
Sarah va, vient, part,
revient. Je vais, je re-vais, je pars, je reviens… je reste…là…au pied. Le temps… Et l'ennui se dépose
comme la rosée, dans un matin qu'on n'attend pas, tant on est sûr qu'il sera
là. L'ennui comme un silence qui joue avec un soleil de plomb. Soudain
surviendra…l'inattendu… Observons pour terminer, l'impensable dans la vie d'Abraham, ce voyage
jusqu'au bout de sa conviction, avec son fils Isaac. La voix résonne, comme si
l'univers entier n'était que Isaac, mon espoir
d'avenir, mon "demain" ! Maintenant, je ne suis
presque plus vivant, je ne décide même pas d'obéir à la voix : je fais ce que
je dois faire, dans l'ordre, dans le désordre de moi-même.
tree for two Adam et Eve et l'arbre
A - Au petit jour, il
faisait toujours grand beau. La ligne d'horizon tournait autour de nous et
montait jusqu'au soleil, tout là-haut, ruisselant de bonté. Respirer, c'était
se recharger de vie. On distinguait dans chaque inspiration des dizaines de
senteurs délicates ou violentes, fortement épicées ou finement assemblées.
Bref, le bol d'air du matin vous mettait en forme pour la journée. Et rien qu'à la regarder,
elle, vous donnait un deuxième coup de fouet… Un coup de fouet comme un frisson
savoureux. Elle, c'est Eve. Une femme
comme on n'en fait plus, comme on en faisait dans le temps, au début du monde.
Encore maintenant, dans ma mémoire je confonds son sourire et le lever du jour.
Oui, j'étais amoureux, comme on aime l'amour, comme on aime la vie. E – Lui, il restait là, dès
l'aube, les bras ballants à me regarder. Au début je trouvais ça merveilleux,
je me sentais le centre du monde sous ses yeux. Et puis, quand je voulais aller
de-ci, de-là, son regard me suivait. J'essayais de courir, de lui tourner le
dos… rien à faire il ne me lâchait pas. A – Elle, quand je ne la
regardais plus, elle se sentait perdue. Il fallait toujours que je lui fasse un
sourire, un petit signe pour montrer que je gardais le contact. E – Heureusement, un jour,
j'ai trouvé le moyen d'être un peu tranquille. Tout près de notre nid, il y
avait un bel arbre, bien noueux, bien épais. Je me suis mise derrière. Ah que
c'était bon cette ombre qui m'enveloppait, cette ombre de l'arbre qui me
protégeait du soleil de ses yeux. Je me frottais contre l'écorce avec délice. A – Eve aimait jouer, se
faire désirer, se faire chercher. Alors, elle se cachait. Elle avait trouvé sa
place : derrière l'arbre. Je savais où elle était mais je la faisais languir…
C'était bien qu'elle me désire aussi. E – Derrière l'arbre, au
bout d'un moment je me disais que finalement il m'aimait, que je ne devais pas
le faire trop souffrir, alors je revenais vers lui. A – Le jeu de l'arbre a duré
quelques lunes, puis il a commencé à m'énerver. C'était étrange cette attirance
pour ce végétal immobile, un peu idiot avec ses branches tordues. Sa surface
n'était même pas douce, rien à voir avec une peau d'homme : de l'écorce partout
avec en plus des fourmis qui courent tout le long. Que lui trouvait-elle ? D'ailleurs, il y en avait
partout, des arbres… Pourquoi choisir celui là ? J'allais voir derrière s'il
avait un attrait particulier, je ne sais pas, moi : une ombre plus agréable, un
peu de mousse parfumée… rien. Quand elle était derrière lui à se cacher ou
devant à le regarder, j'étais jaloux. Quand elle venait vers moi, je me disais
que c'était pour me faire croire qu'elle l'oubliait, qu'elle ne l'aimait plus,
alors qu'en fait elle n'arrêtait pas de penser à lui. E – Un jour, je me suis
aperçu qu'il se méfiait de cet arbre. C'était ridicule ! Qu'est-ce qu'il lui
avait fait, ce pauvre arbre squelettique. Il avait peur d'un morceau de bois ?
J'observais l'objet de sa jalousie, de longues heures, pour comprendre. A – Maintenant, elle ne le
quittait plus des yeux. C'est sûr qu'elle attendait quelque chose, c'est sûr
qu'il allait se passer quelque chose. Je m'installais, comme elle, face à
l'arbre, et comme nous n'étions pas très occupés, l'observation durait très
très longtemps. C'était incroyable de penser qu'au milieu d'un jardin rempli
d'arbres, c'était celui-là qui concentrait toute notre attention. E – Peu à peu, sur le bout
des branches, de petits bourgeons sont apparus. Ils ont éclaté et des feuilles
sont sorties, toutes vertes, si jolies et si fines ! A – Il lui a poussé d'abord
des sortes de verrues, puis des langues d'une autre couleur que le tronc. Ça
n'allait pas ensemble ces couleurs ! Elle, elle se pâmait en regardant cette
bizarrerie, elle caressait ces drôles de langues, et ça durait, et ça durait.
J'allais faire un tour pour qu'elle s'aperçoive de mon absence, mais elle s'en
fichait. Le pire, c'est quand l'arbre a fait des œufs. Oui, je veux dire… pas
des œufs comme une poule, non, une sorte de cailloux coloré. E – Un matin, mon arbre a
fait un fruit. Il était rouge, jaune, vert… C'était fascinant ! Je me suis dit
que ça devait être bon à manger : si beau ! Il faisait respectable par sa
taille, élégant par sa forme, intelligent par la variété de ses couleurs, original
au possible ! C'est vrai : j'étais maintenant certaine qu'à le manger je
retirerai toutes ses qualités. A – Oui, ce jour là c'était
le bouquet ! A force de fixement de regarder le végétal, elle lui avait
provoqué une sorte de bosse, ce cailloux coloré… rouge de confusion ! Je me
disais bien qu'il allait se passer quelque chose. C'était gagné ! Elle
reniflait la poche, tournait autour, souriait… Qu'est-ce qu'elle voulait ? E – Manger ce fuit… voilà
qui introduirait un peu de piquant à cette vie. Je me sentais seule, d'ailleurs
Adam ressemblait de plus en plus à un arbre : immobile et sans couleur, alors
que l'arbre, le vrai, frémissait de toutes ses feuilles, enchantait l'œil et
faisait même de la musique en s'agitant dans le vent. J'ai résisté quelques
instants, puis j'ai tendu la main pour le prendre… A - «Non !» J'ai crié sans
même réfléchir. Elle s'est arrêtée, m'a regardée. Ses grands yeux m'ont dit :
«Pourquoi pas ?». A - Je ne sais pas, mais ça
n'est pas une bonne chose à faire ! E - Ce que tu ne sais pas,
tu le sauras après l'avoir mangé ! A - Je saurai quoi ? E - Tout : par exemple si
c'était une bonne chose de le manger ou une mauvaise chose ! A - La belle affaire ! Si
c'était une mauvaise chose, ce sera trop tard ! Pourquoi ne pas manger des
autres arbres… il y en a partout ! E - Et pourquoi pas,
justement celui-là ? A – Alors elle a croqué, de
toutes ses dents. Il y a eu comme un petit bruit très joli. Elle l'a trouvé
bon, et elle m'a tendu Alors, dans la brise du soir
qui faisait frémir les herbes, quand tous les oiseaux se taisaient, j'ai
entendu comme une voix qui appelait : «Où es-tu ?». Curieusement, je n'ai pas
cherché à me montrer… «Où es-tu ?» Et je me suis demandé où
j'étais ! J'ai cherché sa main à elle,
et même à deux on se sentait tout seul. Abraham et
Sara et l'arbre. Le mime est plutôt
amusant. On doit sentir un décalage entre les paroles entendues en voix off qui
sont poétiques et sérieuses et le personnage qui, visuellement va un peu plus
loin que ce que dit le texte dans son comportement. A la
recherche de la sécurité…
Courir, courir ! Je vais par
ici, je reviens par là… le point d'arrivée n'est souvent qu'un point de départ.
A peine posé il faut partir. Je saute comme un chevreau, je galope comme une
jument, je suis la horde sauvage. Bref, un petit homme à perdre haleine ! Et toujours à me demander si
je vais pouvoir revenir, Si j'aurais assez de force, Si un piège ne sera pas
tendu sur ma route. Et je ne suis pas seul : je
traîne et j'entraîne d'autres avec moi. Hommes, femmes, enfants, ânes et
brebis, un village en mouvement. Et "elle", Sara,
me suit. Au rythme-caravane, pas à pas, dans l'angle de mon ombre. Oui, parfois
elle a le verbe haut, mais elle reste dans la trajectoire. Ou irait-elle ? Nous sommes
emportés au même vent de la même histoire… L'horizon est de collines,
de désert, de cailloux. Seules nos tentes se distinguent, quelques instants,
avant que nous les démontions… pour repartir. Partir encore…toujours un
pas de plus… Plus loin. L'arbre-sécurité…
Et là, au milieu de sèches
collines, sous un soleil furieux : un arbre ! Pas une ronce, pas un
arbuste : un arbre ! Un chêne même ! Tout en
force, en exubérance, en maturité ! Quelle joie ! Sarah danse et mes yeux
dansent avec elle, Sarah chante et je chante aussi. Ce chêne comme "point
d'arrêt", "point de repère", un point au bout d'un horizon que
nous avons atteint. S'arrêter…Avoir un arbre au
dessus de sa tête ! Avec des branches comme des doigts immenses, avec des
entrelacs de branchettes qui se croisent, se superposent, s'enchevêtrent… un
arbre avec des feuilles frémissantes sous le moindre souffle d'air… un arbre
comme un immense parasol pour protéger nos têtes, nos vies ! Sarah danse et je danse
aussi… L'arbre-ennui…
Et l'ombre…et la lumière, de
nouveau l'ombre, de nouveau la lumière…et les jours, les saisons, la caravane
du temps qui passe. Nous…là…auprès de l'arbre.
Et le troupeau qui le connaît maintenant, qui le fait centre, qui ne s'éloigne
plus, qui tourne autour de lui. Et nous…là…au pied. Quoi que nous fassions, où
que nous allions, il nous ramène à lui…là…au pied. Le temps… Et tourne le ciel entre ses
branches, et glisse la lune entre ses feuilles… L'arbre : lui…notre ciel. Le temps… Et tourne la vie comme
autour d'un piquet, jamais trop vite, jamais trop loin… Sarah va, vient, part,
revient. Je vais, je re-vais, je pars, je reviens… je reste…là…au pied. Le temps… Et l'ennui se dépose comme
la rosée, dans un matin qu'on n'attend pas, tant on est sûr qu'il sera là.
L'ennui comme un silence qui joue avec un soleil de plomb. L'arbre-doute…
Et la vérité serait là, au
pied du chêne ? L'immobilité gorgée de
chaleur, serait le vrai de notre vie ? La ronde du troupeau autour
de nous me rend ivre. La tête me tourne jusqu'au sommeil. Les doigts de Sarah dansent
avec une aiguille…elle coud…elle coud, la tête baissée vers son ouvrage, le
corps de plus en plus arrondie, qui s'enroule avant de s'enfoncer dans la
terre. La ronde du troupeau ne mène
nulle part. Nous…là…sans enfant, sans
rires, sans demain. Le temps… Le temps contre nous… Le temps qui pèse, Sarah
pèse, je me sens lourd. Bientôt…rien ! Nous…là…sans enfant, sans
rires, sans demain. L'arbre-espérance…
Pourtant, le chêne a un nom
: c'est le chêne de Mamré. Il n'est pas qu'un point perdu dans un océan de
silence, un océan de ciel dilué sur la terre, un océan d'absence. Il est un
nom. Un nom qui résonne. Sarah relève la tête, je l'entends chanter…juste un
murmure, un fil de voix. Les brebis relèvent Il y a comme un vin nouveau
dans ma bouche. Arrivée
des étrangers/de l'étranger. Arbre à partager…
A la chaleur du jour, le
temps se craquelle. Puis…Crisse le sable, la terre, les cailloux. Frisson de
robe de lin. Des pas au loin ! Je sors de la tente, je
reçois le soleil en plein dans les yeux. Je cherche à percer le blanc, le
jaune, Je fais un pas, je cours, je
titube, je me redresse, je tends les bras, j'accueille ! Qu'ils s'arrêtent sous ma
tente ! Qu'ils s'abritent sous l'arbre ! Qu'ils boivent notre eau, notre vin,
notre lait ! Qu'ils mangent notre nourriture, qu'ils goûtent à notre troupeau ! Et les étrangers s'assoient.
Nous partageons l'arbre, l'ombre, le souffle fin de l'air… Sarah apporte les plats,
Sarah se fait discrète, Sarah n'attend rien. Et les hommes se mettent à
parler d'elle, à dire qu'elle va enfanter, que l'année prochaine elle aura un
enfant, des rires, un "demain". Oui, malgré l'attente interminable,
malgré son âge, malgré le temps qui a tourné et qui tourne, Sarah sera
enceinte. Mais la voilà qui rit, qui
se moque, qui trouve ces paroles ridicules, impossibles ! "Pourquoi ris-tu
?" Qu'ils lui disent. "Je n'ai pas ris !" Qu'elle répond. "Si, tu as rit !".
Ils disent qu'elle a tort de se moquer, que leurs paroles sont vraies, qu'elle
verra bien l'année prochaine ! Et c'est bon de recevoir
leurs mots, de regarder leurs yeux, de partager pain et vin. Le temps tourne et danse
dans l'ombre du feuillage. L'arbre
attente…
Ils sont partis. On dirait
que le chêne a étendu sa ramure, qu'il s'est étiré comme après une longue
sieste. On dirait que mon cœur
remplit ma poitrine, qu'il déborde par mes yeux, qu'il m'ouvre la bouche. Et Sarah, peu à peu se
remplit d'Espérance. Nous nous sentons médiocres d'avoir douté qu'un
"demain" était possible. Maintenant, en germe, ce sont des dizaines
de "demain", des centaines d'éclairs de soleils qui se glissent entre
les feuilles de l'arbre, qui jouent avec le sol en dessous… Aimer ! Et la vie se met en
mouvement… Le
bois du sacrifice
La
nuit d'Abraham
Je suis vieux. Mes enfants
se dressent et moi je plie. Isaac, Ismaël, mes fils donnés par celui qui est
mon horizon et mon point de départ. Je suis vieux, mais
j'entends encore sa voix, de temps en temps, dans le murmure du désert, dans le
vent qui lèche le sable, qui frôle les herbes, qui se faufile entre les
pierres. Je suis vieux, mais mon fils
prolonge mes jours : Isaac, mon espoir d'avenir, mon "demain" ! Et cette nuit là, je me
réveille… la voix… la voix se fraie un chemin dans ma tête, coupante comme le
fil d'un couteau. La voix se fait obsédante. Elle m'arrache le cœur… Je me lève, je plonge les
yeux dans la nuit, je cours, je trébuche, je tombe. Je ne vais à la rencontre
de personne. Devant moi, il n'y a rien. Seulement la nuit, épaisse, sans
concession, sans lueur ni reflet. La voix résonne, comme si
l'univers entier n'était que Isaac, mon espoir d'avenir,
mon "demain" ! Maintenant, je ne suis presque
plus vivant, je ne décide même pas d'obéir à la voix : je fais ce que je dois
faire, dans l'ordre, dans le désordre de moi-même. Choix
de l'arbre
Avant les premiers frissons
de l'aube, je suis sous les branches, à soupeser, à prévoir Et mon regard se plante dans
le tronc en même temps que le fer. Dans une entaille profonde d'où crie et
crisse la pulpe du bois. Je frappe l'arbre comme si je frappais Isaac est venu. Nous avons
mis le bois sur un âne. Je lui ai dis de se préparer. Nous allons partir lui et
moi avec deux serviteurs. Isaac, mon fils, ma
confiance. Il tourne le visage vers moi, les yeux clairs, le regard droit… pas
un doute en lui, pas une crainte, pas même une question. Pourtant, je ne peux
m'empêcher de dire : "Nous allons offrir un sacrifice au Seigneur". Le
voyage
Nous marchons. Son dos
devant moi, ses épaules solides, brûlées par le soleil. Son sourire parfois. Nous marchons vers le pays
de Moriya. L'âne claudique en descendant les collines sèches. Des pierres
roulent, nous butons souvent. Nous marchons, et le soleil
nous broie, Nous marchons, et la chaleur
se fait pesante. Isaac parle avec les
serviteurs. J'entends des rires. Pourtant l'âne peine à avancer. Sous un bouquet d'arbres
nous prenons du repos. Nous repartons. Personne ne
rit plus, personne ne parle plus, la fatigue pèse sur les épaules. La voix m'a dit : "le
pays de Moriya", et quand nous atteignons les hauteurs qui sont proches,
je fais arrêter notre petit équipage. A partir d'ici, nous entrons
dans l'intime. Plus loin je serai déchiré, renversé, écrasé. Plus loin ma mort,
par obéissance. Comment refuser ? Il donne, il reprend, au delà de ma raison…
ma raison ! Je fais arrêter les
serviteurs. Qu'ils campent ici, qu'ils gardent l'âne. Sur Isaac on charge le bois,
pour aller plus loin, sur la montagne, lui et moi. Oui, nous irons prier. Nous marchons. Je tiens le
feu et le couteau. Nous marchons. Isaac plie
sous la charge. Nous marchons. Isaac tourne
ses yeux vers moi : "Père, nous avons le
feu et le bois, mais où est l'animal que nous offrirons en sacrifice ?" Isaac, mon fils, ma
confiance. le visage tourné vers moi, les yeux clairs, le regard droit… pas un
doute en lui, pas une crainte… Mes pieds s'accrochent aux
ronces. Mes lèvres peinent à s'ouvrir… "Isaac, mon fils, Dieu
verra lui-même l'animal qu'il faut pour l'holocauste". Nous marchons tous les deux.
Mais je vais de plus en plus lentement. A petits pas de douleur. C'est Isaac
qui m'attend, qui m'encourage. Le
mont Morya
Au sommet, il y a un silence
terrible, pas un souffle d'air, pas un murmure de vent. Nous rassemblons des pierres
pour bâtir un autel. Nous plaçons le bois. Isaac ne dit rien. A peine
son front se crispe quand je l'attache. Il ne bouge pas, il me laisse faire
chaque geste. Isaac, mon fils, ma
confiance… Je le met sur l'autel, par dessus
le bois. Il y a un cri d'oiseau
effrayé derrière un buisson. Il y a des cailloux qui roulent en contrebas. Il y
a le bois qui craque sous le poids d'Isaac, ma main qui tremble en prenant le
couteau. Il y a un silence
assourdissant qui me monte à la tête, mon bras qui se lève, le vertige ! Et dans l'éclair d'une
seconde, la voix se fait présence : "Ne
porte pas la main sur le garçon et ne lui fais rien : je sais maintenant
que tu crains Dieu et que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton fils
unique." Et puis,
un peu moins fort, dans le murmure de la brise naissante : "Tu es obéissant
Abraham, tu entends ma voix qui te dit de sacrifier ton fils, tu es prêt à le
faire. Mais crois-tu que j'accepte une chose pareille ? Ce sont les barbares
qui font ça, les peuples sans conscience. Crois-tu que j'aurais accepté cela ?
Tu es obéissant, mais tu ne me connais pas. Je ne suis pas le Dieu de la mort,
mais le Dieu de la vie. Ta vie est nécessaire, oui,
mais pour construire l'avenir. Il faudra en plus la vie d'Isaac, celle d'Ismaël
ton autre fils, il faudra aussi la vie de tous leurs descendants. Ainsi tous
devront apprendre à me connaître comme Dieu de la vie et Dieu de la paix. Toi, tu es comme un vieux
bélier, tes cornes sont embrouillées dans le buisson de l'ignorance" Alors, je vois ce buisson
tout près qui se met à bouger. Un bélier est accroché par les cornes. "Oui, Abraham, tu es
comme cet animal-là… alors, brûle cette vieille carcasse, sacrifie ce vieux
bélier et que tes descendants soient des porteurs de vie." Et, après avoir offert le
sacrifice, nous sommes redescendus, Isaac et moi. Les yeux remplis de soleil,
le regard plus loin que les collines desséchées. La fièvre de l'avenir nous
gonflait le cœur. Demain… Demain et mille enfants pour
creuser la vie, pour étancher les soifs, pour dire l'avenir… Demain… et le courage
d'aujourd'hui. |