"Désir du danger"
ou
"danger du
désir"?
Le texte
2 Sur le soir, David se
leva de son lit. Il alla se promener sur la terrasse de la maison du
roi. Du haut de la terrasse, il aperçut une femme qui se baignait. La
femme était très belle.
3 David envoya prendre des
renseignements sur cette femme, et l’on dit : « Mais c’est Bethsabée, la
fille d’Eliam, la femme d’Urie le Hittite ! »
4 David envoya des
émissaires pour la prendre. Elle vint chez lui, et il coucha avec elle.
Elle venait de se purifier de son impureté. Puis elle rentra chez elle.
5 La femme devint enceinte.
Elle en fit informer David et déclara : « Je suis enceinte. »
6 David envoya dire à
Joab : « Envoie–moi Urie le Hittite. » Joab envoya donc Urie à David.
…
(2 Samuel 11.
T.O.B.)
Enjeux
Dans le récit biblique de 2 Samuel
11, quelle est la part de responsabilité de Bethsabée dans le désir de
David ?
Derrière cette question anecdotique,
il y a la question récurrente, encore actuelle, de la séduction, de la
culpabilité de l'objet du désir.
Le "désir du danger", c'est quand on
provoque le désir de l'autre, tout en sachant les conséquences de cette
attitude.
Le "danger du désir" c'est quand on
laisse le désir grandir en soi et ainsi, on prend le risque de
succomber.
Le XVIe siècle a débattu ce sujet.
Nous en prendrons un témoignage dans trois illustrations bibliques du
monde luthérien. Ces trois images représentent la scène bien connue où
David aperçoit de la fenêtre du palais royal, la belle Bethsabée faisant
ses ablutions, qu'on peut supposer être les ablutions rituelles de
purification après sa période menstruelle (2 Sa.11.4).[1]
La première image que nous allons
étudier a été publiée dans
La première image
Dans le cadre improbable d'une
Jérusalem de légende, Bethsabée, de dos, est occupée à sa toilette avec
deux servantes. On ne voit rien de sa nudité, à peine l'ombre de son
mollet. Elle est donc habillée et aucun des trois personnages ne
s'aperçoit que le roi se trouve sur la terrasse et la regarde. Bethsabée
est ici, totalement innocente du désir de David. On en a encore une
indication, semble t-il par la présence des cygnes sur l'eau. Deux
d'entre eux, en vis à vis, disent peut être la suite de l'histoire : le
face à face intime entre Bethsabée et le roi. Par ailleurs, plus au
fond, le cygne qui en suit un autre apporte un éclairage : la légende de
Léda. Nous sommes au XVIe siècle et l'antiquité imprègne fortement la
culture des hommes de ce temps. Rappelons que Léda, fille de Thestius et
femme de Tyndare fut l'objet du désir de Jupiter. Celui-ci, pour la
séduire se métamorphosa en cygne, et joua avec elle sur les bords du
fleuve Eurotas où elle se baignait. Elle accoucha de deux œufs ; de l'un
sortirent Hélène et Clytemnestre et de l'autre Castor et Pollux.
On retrouve ainsi beaucoup de points
de contact entre l'histoire légendaire et le récit biblique.
Dans cette image, Bethsabée semble
donc victime de la séduction royale.
La deuxième image
La deuxième image paraît une copie
de la première, pourtant de nombreux détails la différencient. Elle a
été dessinée par Virgil Solis[2]
et apparaît quelques années après la première dans l'illustration de
"Figures de
La pure, que David voit en train de
se laver les jambes
Il l’appelle, celle-ci venant se
retire sans honte
[5]
Et le texte en allemand
[6] :
David profane son
corps
Avec Bersabé la femme
d’Urie
Bethsabée est peut-être encore ici
une femme "pure". Pourtant nous pouvons observer quelques variantes dans
cette représentation par rapport à la précédente :
La jambe de Bethsabée est nettement
plus haut levée et une servante regarde le roi installé sur le balcon.
On est donc conscient de la présence d'un témoin.
Sur le côté, une table est dressée
avec une collation. Le bain n'est plus rituel mais s'inscrit dans un
moment de détente champêtre.
Sur la table on peut voir un double
signe représentant un "9" et un "6". Il s'agit du rappel des
commandements.
Ce signe n'apparaît
dans aucune autre image de Virgil Solis, sauf dans celle qui
présente l'inceste des filles de Lot
[7]. Par ailleurs, en détaillant des
centaines de gravures, j'ai retrouvé un double "9" dans une
représentation de Joseph fuyant la femme de Putiphar, tirée du "Petit
catéchisme" de Luther[8].
Dans cet ouvrage, le 6e commandement est associé à David et
Bethsabée et le 9e à Joseph et la femme de Putiphar.
Il semble donc bien que le signe
visible sur la table de la collation rappelle les commandements : le 9e
la défense de la convoitise[9],
le 6e la défense de l'adultère.
Luther, qui associe les 9e
et 10e commandements précise :
«Dieu a donc ajouté ces deux commandements afin que l'on considère aussi
comme un péché et comme une chose défendue de convoiter la femme ou les
biens de son prochain et de chercher, de quelque manière, à s'en emparer»[10]
D'autre part, la convoitise
précédant et "nourrissant" l'adultère, il est normal de les retrouver
ensemble.
Si dans l'image de Virgil Solis, la
prude Bethsabée ne semble pas vraiment séductrice, on trouve néanmoins,
sur "sa" berge, dans son univers, la marque des deux commandements qui
vont être transgressés.
La troisième image est l'œuvre du
dessinateur zurichois Jost Amman et apparaît en 1564
[11] également dans une édition
francfortoise.[12]
image
3
Au milieu des feuillages et des
frondaisons, Bethsabée ne semble vraiment pas accomplir un rite
religieux en prenant un bain rituel. Les jambes, découvertes et haut
levées ne doivent pas cacher grand chose de son intimité au regard de
David, tout là-haut sur la terrasse. L'eau coule dans le bassin par la
gueule d'une fontaine en forme de dragon. Bethsabée se regarde dans un
miroir en se caressant le visage ou en appliquant un fard. De toute
évidence, elle se préoccupe de sa beauté et sa posture est plus celle
d'une courtisane que de la chaste épouse de l'officier Urie[13].
Dans d'autres images on ira même jusqu'à placer une pomme dans la main
de Bethsabée. Echo à cette figuration : le réformateur Konrad Sam, en
1534 dira : «les femmes sont
toujours Eve, elles séduisent les hommes et tiennent toujours la pomme
dans la main.»[14]
Effectivement, on voit bien ici le rôle que l'on prête à cette femme :
celle de "la femme", tentatrice depuis le jardin d'Eden. Ces
illustrations sont là pour rappeler le danger qu'elle représente[15].
On est donc passé d'une simple illustration de l'épisode biblique
centrée sur l'abus de pouvoir d'un roi, à la leçon de morale qui
dédouane un peu l'homme de sa convoitise, fragile comme il est devant la
séduction active de la femme.
Conclusion
Dernière remarque : les trois images
mettent l'accent sur la convoitise et l'adultère, qu'on adoucisse
quelque peu la culpabilité de David en présentant Bethsabée comme une
dangereuse tentatrice, ou qu'on garde au centre du propos le désir
coupable du roi en montrant une Bethsabée pudique et réservée. Mais ces
éclairages ne rendent pas compte de l'autre aspect de l'histoire : le
crime abominable de David qui fait tuer Urie le mari de Bethsabée.
Ce point n'est pas mineur !
…
David écrivit une lettre à Joab et l’envoya par l’entremise d’Urie.
15 Il avait écrit dans
cette lettre : « Mettez Urie en première ligne, au plus fort de la
bataille. Puis, vous reculerez derrière lui. Il sera atteint et
mourra. »
16 Joab, qui surveillait la
ville, plaça donc Urie à l’endroit où il savait qu’il y avait des hommes
valeureux.
17 Les gens de la ville
firent une sortie et attaquèrent Joab. Il y eut des victimes parmi le
peuple, parmi les serviteurs de David, et Urie le Hittite mourut lui
aussi.
Certains illustrateurs, relativement
peu nombreux, comme Hans Holbein le Jeune[16]
ont mis l'accent sur le péché de meurtre, infraction au premier
commandement. Cette image se retrouve dans les Bibles reprenant les
gravures de Holbein[17].
Dans une des premières éditions de ces gravures,[18]
l'image est accompagnée d'un quatrain de Gilles Corrozet. La figure
représente le roi, le sceptre à la main, assis sur son trône, et Urie
debout devant lui.
Le texte dit :
"David voulant l'adultere celer
Mande Urias, et lui baille une
letre:
Puis luy commande a la bataille
aller,
Par telle fraulde il le feit a mort
mectre."
Le quatrain et l'image se situent
après l'adultère et mettent l'accent sur le meurtre. La situation
présentée est moins "croustillante" que celle de la nudité de Bethsabée
dont on ne prononce même pas le nom.
Finalement, placer l'éclairage sur
le péché de meurtre ou celui d'adultère, n'est pas innocent au XVIe
siècle. Les regards sont orientés soit sur la politique et les abus de
pouvoir qui caractérisent cette période, soit sur la vie quotidienne des
fidèles et le souci pastoral de morale sexuelle[19].
Bibliographie :
Outre les ouvrages déjà cités, on
pourra se référer avec bonheur aux travaux de M. Engammare :
- "David côté jardin : Bethsabée,
modèle et anti-modèle littéraire à
- "La morale ou la beauté ?
Illustrations des amours entre David et Bethsabée dans les bibles des
XVe-XVIIe siècle", in
Crédit photographique :
1e image : Photographie
de l'auteur. Fac similé, Bible de Luther 1534.
2e image : Courtesy of the Digital Image Archive, Pitts Theology
Library, Candler School of Theology,
3e image : Photographie de l'auteur. [1] C'est en Orient, au IXe siècle que naît le thème du bain de Bethsabée dans l'iconographie. Il illustre le désir coupable de David jusqu'au XIe siècle où David devient une figure du Christ et Bethsabée celle de l'Eglise. Vers le XIVe siècle le thème donne une image de l'amour courtois. (Cf. J. Deschaux, Livre d'heures enluminé par Pelerin Frison, Bibliothèque de Toulouse, 2003, pp.46-47.
[2]
Virgil Solis (1514- Nuremberg, 1562) a travaillé à
l'illustration de plusieurs Bibles pour Sigmund Feyerabend de
Francfort.
[3]
Biblische
Figuren des Alten vnd Newen Testaments,
Francfort 1560.
[4]
"candida
quam cernit davides membra lavantem,
hanc vocat, haec veniens cassa pudore redit"
[5]
Le sens de "cassa pudore redit" pouvant être double : "a t-elle
été privée de sa pudeur ou n'a t-elle pas eu de pudeur ?" Le
début du premier vers qui nomme Bethsabée "la pure" fait pencher
pour "une pudeur arrachée"
[6]
"David
entheiligt seinen leibe/
Mit Bersabe UriasWeibe"
[7]
Le fait que ce signe apparaisse dans l'image représentant
l'inceste des filles de Lot ne doit pas étonner, puisque, comme
le rappelle le Catéchisme du Concile de Trente de 1566, à
l'article concernant le 6e commandement :
«Selon S. Ambroise et S. Augustin, ce commandement porté contre
l'adultère s'étend à tout ce qui est déshonnête et impur. (…)
Ainsi, outre l'adultère, d'autres genres de libertinage sont
encore punis dans Moïse.
[8]
Enchiridion : Der kleine Catechismus für die gemeine Pfarherr
und Prediger, Leipzig 1545.
[9]
L'Eglise luthérienne, comme l'Eglise catholique fonde la
numérotation des commandements sur celle de S. Augustin (cf.
Nouveau dictionnaire
biblique. Article "décalogue". Ed. Emmaüs 1961.)
[10]
Martin LUTHER Oeuvres
t. VII, Genève, Labor et Fides, 1962, pp. 80.
[11]
Neuwe
biblische Figuren, Feyerabend,
Franfort 1564.
[12]
On la retrouve également en 1571 et en 1583 (Epigrammata
Philippi Melanthonis selectiora… Feyerabend, Franfort.). [13] Voir l'annexe sur le miroir.
[14]
Cité par O. Christin, Les
yeux pour le croire, Seuil 2003, p. 25.
[15]
Le petit catéchisme de Luther dont nous avons parlé plus haut,
précise ce danger en reprenant plusieurs fois des épisodes
bibliques particulièrement "illustratifs".
[16]
On peut citer également une reprise de H. Holbein dans
[17]
Comme J. Frellon, Lyon, 1551.
[18]
Historiarum Veteris
Testamenti Icones, Lyon, 1559, reprise pour les gravures de
l'édition de 1538.
[19]
Melanchthon, le premier, dès [20] (J. le Grant, Le livre des bonnes mœurs, XVe siècle. Chantilly, Musée Condé, ms. 1338 (fig. 159) cité dans F. Garnier, le langage de l’image au Moyen Age, Le léopard d’or, 1989, T. 2. p.280.) |