L'année
1987 L'aventure
de l'Evangile Durant
les mois qui suivent, tout en continuant les représentations de nos spectacles
scolaires, nous travaillons d'arrache pieds. A partir du "Manuel du
traducteur de l'Evangile de Marc" et de nos réunions de travail, j'élabore
un texte que je veux "souple" pour l'oralité. Je commence aussi à
tracer les grandes lignes de la mise en scène. En
même temps, nous poursuivons notre travail
habituel en jouant nos spectacles dans un rayon de cent à deux cent
kilomètres. Tout
semble bien fonctionner jusqu'à ce que brutalement, après une trentaine de
représentations en "scolaire", les choses s'effondrent : nous n'avons
plus de contrat. Situation particulièrement difficile puisque à partir de juin
nous devons travailler pour "Marc : l'Evangile" qui ne sera opérationnel
qu'en octobre. Comment faire "le pont financier" entre avril et
octobre ? Ces longs mois sans recettes vont être pénibles et à la limite de
notre survie. Notre foi naissante est mise à rude épreuve, d'autant que cette
idée de jouer sur scène l'Evangile n'emporte pas l'enthousiasme chez les gens
que nous fréquentons. Olivier Proust, de Paris se montre un peu sceptique, mais
amicalement garde une réserve discrète. D'autres ici, surtout parmi les chrétiens
que nous rencontrons, se montrent perplexes. Certains totalement négatifs. Un
engagement aussi radical leur paraît risqué. Mais
nous avançons, en faisant chaque jour des expériences personnelles qui nous
confirment la bonne voie sur laquelle nous sommes. Notre foi est confrontée au
quotidien, aux rencontres, aux projets. Nous nous faisons des amitiés parmi les
chrétiens d'Albi, des gens de toutes les communautés, avec des sensibilités
différentes. Je présente mon texte, qui est en fait une révision du texte complet de l'Evangile de Marc, à plusieurs théologiens ; l'approbation est claire, je ne corrige rien à ce que j'ai fait. Pendant l'été, nous répétons dans un collège. On nous a prêté une très grande salle de classe. Nous avons installé notre matériel "en situation". La chaleur rend les choses un peu pénibles, mais je peux mettre en scène avec calme, chacun se disciplinant pour garder patience et disponibilité. Les temps de répétition quotidiens sont courts : deux à trois heures, mais avec une énergie soutenue. Nous avons aussi des réunions pour tous les problèmes matériels : la confection des costumes, la régie son et la régie lumière, le secrétariat, la prospection, la publicité etc. Adaptation
et bases de travail Dans l'Evangile de Marc, le texte prend souvent la
forme d'une narration ou d'un dialogue rapporté, pourtant, nous n'avons pas
voulu le voir comme une alternance de récits, de dialogues et quelquefois de
discours, mais nous avons voulu, sans trop nous soucier des formes, partir de sa
"dynamique" de "parole pour tous". Ce point de départ nous
paraît d'ailleurs être celui de Marc qui annonce "la couleur" dès
le début : «Commencement de l'Evangile concernant Jésus
Christ, le Fils de Dieu »(voir aussi Jean : «ceci a été écrit...»)A partir
de là, nous essayions de laisser surgir les regards, les déplacements, les
silences, même si le texte ne les mentionne pas. Car nous croyions que les récits
rapportent des moments de vie, d'échanges, des réactions simples, que les
dialogues naissent de situations, en bref que rien n'est fiction poétique.
Notre rôle n'est pas de juger le texte mais de le laisser dire, avec nos corps,
ce qu'il dit avec ses mots écrits. Ainsi, l'épisode du reniement de Pierre (Marc
14/72) résume le drame intérieur de Pierre en une courte phrase : «et en y
pensant, il pleurait». Cette phrase se dit en 2 secondes, mais, dans notre mise
en scène, nous avons choisi de développer cette prise de conscience de Pierre
et donc de nous rapprocher de la durée véritable de cette prise de conscience.
On voit donc sur la scène le comédien se déplacer silencieusement pendant une
minute et demi et on peut sentir la progression "en lui" du drame intérieur.
Rétablir des durées a été d'ailleurs notre souci
primordial, tant il est évident que le texte ne mentionne pas à quelle vitesse
on doit lire, les pauses qu'on doit faire etc. Il est impossible de passer d'un
événement à un autre sans laisser de temps, dès lors, il faut savoir mettre
en scène ce temps, cette transition. On en arrive donc assez vite à chercher les
jointures, les liens entre les récits ou les dialogues et à "écrire"
une série de silences qui permettent au texte de résonner, de rebondir, de se
poursuivre. Ces silences sont des situations qui se prolongent ou s'appellent,
sans être des scènes nouvelles rajoutées à l'Evangile. Tous les déplacements sur scène sont pensés comme
une chorégraphie, c'est-à-dire que les entrées, sorties, mouvements se vivent
dans un rythme pré-établi qui évolue au fil de l'action. Ainsi, nous tentons
de mieux conduire l'attention du spectateur tout au long d'un texte dense et
parfois surprenant. Le message de notre témoignage est indispensable : Si l'Evangile est pour nous captivant il doit apparaître
captivant aux spectateurs. Les quatre comédiens sont tour à tour un
personnage ou un autre. Nous avons parfois un texte qui "éclate" dans
plusieurs bouches, et d'autres fois, des dialogues plus intimes et personnalisés
comme ils apparaissent dans l'Evangile. En ce qui concerne Jésus, les paraboles ou les
phrases courtes qu'il prononçait sont dites indifféremment par un des quatre
comédiens, hommes ou femmes; par contre, quand une situation nous fait
retrouver un Jésus moins "paroles" mais plus "personne"
nous avons préféré que Jésus soit un des deux comédiens hommes. Ce qui veut
dire que deux comédiens sont alternativement Jésus. Non seulement ce choix ne
gêne pas la compréhension, mais il est un élément très apprécié du
public. Jésus se reconnaît par ce qu'il dit et non par une
apparence stéréotypée qu'on lui prête parfois, Jésus est Parole faite
chair. Le
décor et l'espace
Les
costumes Des robes très simples sans aucun drapé. Nous
voulions plutôt jouer sur les couleurs et leur symbolisme "naturel" :
au début dans des tons bleus nuit, bleu pétrole dans des matières légères
et fluides : c'est le mystère de Dieu, peut-être un peu lointain. Puis,
"le lointain" prend corps et les tissus se font plus lourds, plus mats
dans des colories beiges, rosés, paille, c'est la lumière de De simples étoles de différentes couleurs
s'ajoutent aux robes pour marquer tel ou tel personnage : les pharisiens : étoles
blanches ; Jésus : bleu-vert ; Hérode : rouge ...Aucun accessoire n'est utilisé,
tout est, non pas "mimé" mais suggéré. En septembre, nous devons consacrer les débuts de semaine aux questions techniques, administratives et aux contacts extérieurs, et les vendredis et samedis encore à des répétitions. Les "filages" complets sont nombreux, en effet, il faut s'habituer au rythme du spectacle, aux 2h 15 de présence continue sur scène. Nous faisons ainsi plus d'une quinzaine de "filages" avant de faire, le 28 septembre une répétition technique dans le théâtre. Je dois, en plus, me rendre aux différentes interviews radio et presse pendant que le reste de l'équipe court la ville pour les affichages et l'information générale. Il faut prévoir "la première" à Albi, mais aussi mettre en place les représentations suivantes dans la région. Il serait dangereux de se focaliser sur une soirée et d'oublier que nous entamons une série… que j'espère longue… Les
trois coups Arrive enfin le vendredi 9 octobre,
date de la première
représentation à Albi, au théâtre municipal. Avant la représentation, nous
nous réunissons dans le salon des coulisses. Un moment ensemble, avant le grand
saut. Cette orientation radicale que nous entamons ce soir donne le vertige.
Surtout que la plupart d'entre nous savent,
au fond d'eux même, qu'il ne s'agit pas d'un épisode fugitif de notre parcours
théâtral. Nous sentons que l'engagement est entier, et pour longtemps. Nos
relations professionnelles ne seront peut être plus les mêmes, des amitiés s'évanouiront
et d'autres naîtront. Avec qui allons-nous échanger dorénavant dans le métier
? Ne sommes-nous pas devenus des "atypiques" inquiétants ? Des exaltés
? Certains chrétiens pourront même
nous taxer de fondamentalisme, dans notre désir de mettre en scène le texte
biblique, et le texte seul ? L'équipe est calme, malgré tout. Au fur et à
mesure que les gens entrent dans la salle, nous sommes étonnés : il y a plus
de 350 personnes. Pour une troupe inconnue, avec un spectacle exigeant et un
titre non racoleur : "MARC : L'EVANGILE", voilà qui est beau.
Beaucoup de chrétiens des différentes églises sont là. Ils sont venus avec
des amis, des voisins souvent non-croyants, il n'y en a peut être pas assez à
notre goût, des non-croyants. Nous ne craignons pas la confrontation, nous la
souhaitons puisque nous l'avons vécu nous même.
Bien sûr, nous désirons par dessus tout, le respect et la tolérance de part
et d'autre. Voilà,
nous commençons…Le spectacle dure plus de deux heures, mais l'attention est
soutenue. Peu de bavures dans le jeu. Nous découvrons une résonance nouvelle
aux gestes que nous faisons, aux paroles que nous disons : comme toujours, la présence
du public ajoute une dimension à notre travail, une épaisseur humaine. A la
fin, les applaudissements nourris nous font chaud au cœur. Ensuite, à la
sortie nous entendons des choses fortes sur ce que les gens ont vécu pendant le
spectacle. C'est une réussite. Le relâchement après l'effort de près de dix
mois est complet. Quand je pense à cette voie nouvelle totalement inconnue dans
laquelle nous nous sommes lancés, avec succès, je suis heureux et
reconnaissant. Pourtant, une petite pensée un peu sérieuse me tourne dans la tête
: je me dis que si nous avons 350 personnes dans la ville d'Albi où nous sommes
sur place pour faire l'information, nous aurons de la peine à en avoir plus
ailleurs. Je suis déchiré entre la joie de cette annonce de l'Evangile si bien
reçue et l'inquiétude financière pour l'avenir. Nous sommes une petite
entreprise de 5 personnes, et cela coûte très cher, même pour ne percevoir
qu'un salaire misérable. Homme de peu de foi ! Quatrième
représentation à Cahors où nous avons un peu plus de 200 personnes. Chiffre
qui ne paraît pas extraordinaire mais qui est un succès, non seulement pour ce
genre de spectacle, mais pour un spectacle en général. Les chiffres du théâtre
de Cahors montrent que la moyenne est basse toute l'année. Le cafetier d'à côté
est étonné que l'Evangile attire autant de gens. En
novembre, nous avons aussi deux représentations dans le Lot et Garonne : à
Villeneuve sur Lot et Agen. Les salles sont moyennement remplies et surtout il y
a beaucoup de frais pour nourrir et loger en déplacement toute l'équipe. Début
décembre, nous sommes à Montauban. Avant la représentation nous dînons avec
les prêtres de |